L’insurrection de 1834 vue par Jules Bonnet

Le neveu de Claude-Joseph Bonnet a 23 ans lorsque éclate la révolte des canuts de 1834. Encore débutant dans la Fabrique lyonnaise, il raconte les événements à son père établi à Jujurieux.

Quoique l’on ne puisse pas encore dire que tout soit terminé ici, il est cependant certain que nous sommes hors de danger. A l’heure où je vous écris, il n’y a plus que la Croix-Rousse et Saint-Clair qui soient au pouvoir des insurgés. Vous voyez que je commence ma narration absolument comme si vous étiez instruits (ce que je suppose) des terribles moments que nous avons passé depuis mercredi à onze heures, époque où a commencé cette terrible guerre. Depuis ce moment, il y a eu bien du carnage dans toute l’étendue de la ville. Le nombre des morts a été très grand de part et d’autre. Il y a eu plusieurs maisons réduites en cendre par le feu, d’autres entièrement détruites à coups de boulets.

Le quartier qui a le plus souffert est la place de l’Herberie [1], où l’on avait placé un baril de poudre qui devait faire sauter une maison où étaient postés des ouvriers qui s’étaient emparés de tous les étages, et heureusement pour les personnes qui l’habitaient, la mine n’a pas été faite assez avant sous la maison, néanmoins, toutes les fermetures des boutiques ont été enfoncées, les vitres toutes brisées et des pans de murs sont écroulés. Les faits que je vous cite dans ma lettre peuvent vous donner une idée de la rigueur avec laquelle l’autorité militaire (car nous n’en connaissons pas d’autre depuis six jours) a traité les insurgés. Quand les militaires voyaient partir un coup de feu d’une maison, malheur à elle ! ou plutôt malheur à ceux qui l’habitaient, les portes étaient enfoncées et des perquisitions étaient faites dans le bâtiment. S’ils ne pouvaient parvenir à se faire jour par ce moyen, le canon était employé jusqu’à ce que les murs fussent tombés. Il est impossible de se faire une idée de l’aspect lugubre de cette ville, comme aussi de l’acharnement des insurgés et du grand courage de la troupe, si elle est restée maîtresse du terrain, ce n’est pas sans de grands efforts et sans avoir perdu beaucoup d’hommes et plusieurs officiers.

Le fabricant de soierie Jules Bonnet en 1832

 

Jules Bonnet en 1832, dessin de Compte-Calix, Collection particulière.

Le colonel du 28ème a été percé de trois balles et est mort presque sur le champ. Hier dimanche, la circulation dans les rues avait été rétablie, j’avais profité de ce moment pour aller m’informer des nouvelles de mon oncle et de sa famille. Je le trouvais chez lui, mon oncle Louis qui y restait continuellement était sorti, nous fumes avec mon oncle Joseph déjeuner chez Casati [2] et voir ce qui s’était passé, au moment où nous pensions rentrer, arrive un ordre qui interdit la circulation, nous sommes restés bloqués pendant cinq heures, tant dans une allée que chez une personne de la maison de la connaissance de mon oncle. Pour rentrer, nous n’avons pas eu d’autre moyen que de nous faire accompagner par un grenadier. J’ai suivi mon oncle jusque chez lui d’où je n’ai pu sortir que ce matin pour venir tirer d’embarras Mme Parrot [3].

Adieu, j’ai pensé bien souvent à l’inquiétude que vous deviez avoir, soyez persuadé que si j’avais pu vous tirer d’embarras plus tôt, je l’aurais fait, je ne sais pas même si le courrier pourra partir ce soir.

Il est sept heures, la fusillade se fait encore entendre à Saint-Clair…

Lyon 14 avril 1834.

Lettre de Jules Bonnet à son père à Jujurieux, Papiers Cossieu

[1] Près de l’église Saint Nizier.

[2] Le chocolatier de la rue du Bât-d’argent.

[3] Sa propriétaire, 4 quai Saint-Clair.

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