Ma chère amie,
Je vous ai vue, il y a deux jours, et le soir même, je suis allé dans ma famille assister à une messe anniversaire de la mort de mon Père. Vous étiez guérie d’une légère indisposition, et lis blanc et pur, un moment incliné sur sa tige, vous releviez la tête et vous aviez repris votre port noble et élégant. Et moi, qui vous avais vu courber un instant votre tête affaissée, avec toute l’émotion qui a sa source dans le cœur et non dans la science, je partageais avec votre Mère le bonheur de vous voir rendue à toutes nos espérances ; vous me parûtes plus belle que jamais, et je vous quittai plein de trouble et de joie.
Oh ! dans la cérémonie pieuse où nous conviait la mémoire de notre Père, j’étais loin de craindre d’associer votre pensée à ces tristes souvenirs. Toutes les affections pures ne se touchent-elles pas et ne se prêtent-elles point un mutuel appui ? Je me disais, en me rappelant la mémoire de mon Père, combien j’aurais été heureux de pouvoir dire en vous présentant à lui : Père, voilà votre fille, fille voilà votre père. Combien, il me semble, j’aurais ajouté alors de bonheur à sa vieillesse ! Moi dont l’orgueil est d’avoir jeté quelques consolations sur ses vieux jours et adouci par quelques pensées d’un avenir heureux les derniers temps d’une vie qui fut triste, il n’eût rien manqué à l’accomplissement de mes devoirs envers lui, si j’eusse pu le rendre Père d’une si belle enfant. Et lui dont l’âme aimante s’ouvrait à toutes les affections avec ce tact exquis, cette appréciation si délicate que nous lui avons tous connus, je comprends qu’il vous eût trouvée telle que dans ses rêves d’avenir il avait pu désirer une femme pour son fils. Et vous, ma chère enfant, en vous trouvant vis-à-vis d’un homme si respectable et si aimant, en qui vous auriez trouvé tant de bienveillance et d’empressement affectueux, vous auriez senti se resserrer les liens qui vous unissaient à votre nouvelle famille et vous auriez été heureuse d’embellir une si noble vieillesse.
Mais hélas ! toutes ces pensées sont un rêve. J’aime cependant à les repasser dans mon esprit ; elles sont un hommage à la mémoire de mon Père, et cet hommage est un besoin pour mon coeur…
Lettre d’Amédée, 31 ans, à Cécile Courajod, 19 ans, le 26 novembre 1840.
Le Chirurgien Major, à Lyon, effectuant un plein temps intégral, était pratiquement astreint au célibat. Amédée Bonnet, qui fut major de 1838 à 1843, ne put épouser Cécile Courajod qu’en 1844 (le 24 janvier). Amédée termine cette lettre du 26 novembre 1840 en jugeant de son imprudence et en exprimant son anxiété, craignant de compromettre, par une si longue attente, son avenir, celui de la jeune fille et leur bonheur à tous les deux. Bien que cette lettre, comme celle qui la précède ou celles qui la suivent, soit d’une belle élévation morale, tout en étant marquée, il faut le dire, par l’emphase et par quelques accents de romantisme, les parents de Cécile Courajod ne remirent ces lettres à leur fille qu’après son mariage, d’après la confidence qu’elle en fit elle-même à ses enfants !
Par ailleurs, nous nous expliquons mal, d’après la connaissance que nous croyons en avoir, l’allusion à la tristesse de la vie du père d’Amédée.
Papiers Alfred Bonnet,