Hier nous allâmes donc déjeuner à 11 h chez Mme F[raminet]… Valérie en robe de mousseline rose trônait dans le salon de sa mère qui, étant encore un peu fatiguée, attendait tout le monde dans la serre pour ne pas parler et se mettre trop tôt en représentation. La mère, petit bonnet rose pâle, robe de mousseline bleue et basse, mais elle et sa fille, canezou de dentelles noires. Valérie, un nœud rose vif sur l’estomac avec de grands glands pendants, et puis bracelets et broche faisant corsage, de ces bijoux de Bresse, tu sais, 1000 petites pierres de 1000 petites couleurs, il paraît que c’est fort la mode. Mme Cochard en porte… Mme Cochard était en robe de soie grise avec des bouillonnés en bas jusqu’à la hauteur de genoux ; en quille, des côtés des nœuds d’amour ; et puis la taille, les manches toutes badigeonnées, même coiffure de petit bonnet avec un velours pendant par derrière ; son grand col de guipure faisait petite pèlerine et un petit velours ponceau au col. M. Gilardin lui a fort fait la cour, nous avons supposé que c’était dans la pensée d’avoir un jour un de ses fils avec sa fille. Mme Cochard est belle, elle n’a pas cette grâce féminine qui plaît à quelques uns, fort à moi. Valérie est moins belle mais elle possède cette grâce, malheureusement elle est affectée… Je crois bonne, Mme Cochard, elle me semble franche, simple. Elle a une belle voix, elle aime chanter, elle aime mieux chanter les grands morceaux que les romances, elle a trop de voix. Voici les convives, ton père, Nina, moi, 3. M. Gilardin, Isidore, Paul, Hyacinthe, 4. M. Alliod, son fils, 2. Mme Framinet, Mr, Valérie, Mme Adrien Framinet, 4. Mme Bouiller, Mme Anfoux, 2. Une jeune femme nommée Fémelat, 1. J’en oublie quatre, je ne sais qui ils sont. Ah ! une demoiselle Bertet nommée Dufour, 1…
On se mit à table… on m’avait invité Michel, on le fit découpeur et servant. C’était beaucoup d’honneur. Un jardinier aidait ce Michel. C’était peu de serviteurs pour tout ce monde, ce fut lent mais on était bien, on causait, on n’eut pas l’air de s’ennuyer, on mangea longuement, lentement ; on avait un jambon de New York fumé si jamais il en fut, j’espère qu’il avait été traqué dans les prairies par œil de faucon tout au moins.
Après avoir pris le café sous les arbres, joué le jeu des grâces, promené, bavardé, on rentra, on voulut de la musique. Mme Adrien qui ne retient point par cœur joua mais savamment, elle a le jeu le plus brillant, le plus rapide, net, expressif, enfin elle m’étonne et me charme… Après elle, ce fut Valérie qui joua très bien et très agréablement. Mme Anfoux nous joua trois morceaux, des sons fêlés, des sons rapides, ce fut aussi merveilleux que les autres. Ce fut au tour de Mme Cochard, elle était enrouée, c’est vrai, elle prétexta son enrouement, on voulut quand même. Sa fille l’accompagna. Ce fut d’abord un morceau de Judith, ce fut chanté admirablement et c’était une fort belle Judith. Après cela et sans se faire trop prier, ce fut un morceau de Galathée : ah ! verse encore, vidons l’amphore. Elle l’a chanté avec l’entrain, avec la verve de l’orgie, on ne chante pas autrement au théâtre. Et puis enfin et sans désemparer, elle chanta un morceau fort doux, fort suave… plaisir d’amour ne dure qu’un moment, peine d’amour dure toute la vie1. Elle avait gardé ce morceau pour le dernier, et elle l’a admirablement fignolé. C’était délicieux. Après cela, nous avons filé, il était six heures. Chacun en a fait autant, je crois. La journée avait été charmante…
Lettre de Mme H. Durand à sa fille (extraits), 14 octobre 1859. Papiers Olphe-Galliard
- Chanson très célèbre dont le texte et la musique ont été écrits en 1784. Voir la page Wikipedia ↩︎