« En fabrique, il n’y a que du travail et un travail continuel »

Adrien Framinet entré récemment dans la Fabrique tente de dissuader sa mère, en 1854, de réclamer des congés à son employeur, jugeant que ce serait très mal vu.

Vous ignorez ce qu’est un début dans la fabrique et le temps dans lequel nous vivons… J’ai ici dans la maison Genevrier et Canonville une place qui ferait envie à bien d’autres et de plus je suis traité d’une manière toute particulière, et non vraiment comme un simple commis. Ces messieurs sont excessivement bons pour moi, et je le vois assez dans leurs manières et leur façon d’agir vis à vis de moi. Aussi vous ne sauriez croire à quel point je suis crispé d’entendre dire que je suis mené d’une manière dure et sévère… si jamais vous entendez pareille chose, ne le souffrez pas : que serait-ce si de telles paroles revenaient ici aux oreilles de ces messieurs, ils les prendraient comme venant de moi et je serais perdu dans leur estime…

Portrait d'Adrien Framinet
Portrait d’Adrien Framinet vers 1875. Photo d’Alexandre Fatalot, Lyon.

Je veux vous parler du sujet que vous avez d’écrire à M. Canonville au sujet de mes vacances. Vous ne mettez pas en doute, je l’espère, toute l’impatience que j’ai d’être au milieu de vous tous. Il y a certes assez longtemps que j’en suis privé pour le désirer ardemment… mais en me reportant vers ces douces pensées, je n’oublie pas ce que j’ai à faire… qui m’oblige à dire adieu à tout ceci comme à un beau rêve. Ma vie, dès à présent, va être une vie d’assujettissement continuel, j’ai du en prendre mon parti, aussi… c’est presque avec une certaine appréhension que je demanderai à ces messieurs quelques jours pour vous retrouver après une si longue absence: mais non pas pour me reposer, comme vous le semblez dire, et aviez l’intention de l’écrire. En fabrique, il n’y a que du travail et un travail continuel. Aussi le mot paraitrait étrange, et plus que cela, il me nuirait beaucoup dans l’esprit de ces messieurs, M. Genevrier surtout ne le comprendrait pas, lui toujours le premier et le dernier au travail, et c’est un homme dont je tens beaucoup à gagner l’estime, car j’admire en lui sa justice et sa probité. On serait aussi tenté de croire qu’il vient de moi et il paraîtrait extraordinaire dans ma bouche. Car, ne vous y trompez pas, je ne suis pas encore ici d’une grande utilité, et loin de regarder cela comme une circonstance favorable pour me donner du temps, je tâche au contraire de m’occuper le plus possible, de m’efforcer à me rendre un peu nécessaire et utile au magasin, à montrer mes services et à me faire ainsi, ce mot va vous paraître absurde, presque pardonner d’y être. En effet, nous sommes dans un moment où les affaires vont mal, plus mal que jamais peut-être, on ne vend absolument rien, et ceci pas chez nous seulement mais partout, C’est une morte et un chômage dont on ne prévoit pas encore la fin. Eh bien, réfléchissez à me situation. Je suis entré dans la maison non pour y remplacer quelqu’un, mais simplement par faveur lorsque de tous côtés les jeunes gens cherchent à se placer; dernièrement, un parent de M. Genevrier lui-même est venu lui présenter son fis et il l’a refusé à cause de moi…

Jugez maintenant si je dois être exigeant, et si je n’ai pas au contraire bien à me louer des bontés de ces messieurs. En fait d’appointments, c’est presque un usage établi en fabrique qu’un commis ne soit appointé qu’au bout de six mois, c’est alors six cents francs qu’on lui donne lorsqu’on a été très content de lui…

Quant à votre intention d’écrire à M. Canonville, que ce soit plutôt une lettre de remerciements qu’une lettre de demande de repos. Cela le flattera au lieu qu’autrement me verrait moins bien… Vos prétentions sont exorbitantes. Quinze jours me dites vous, je n’osais en demander que cinq.

Lyon 18 août 1854.

Lettre d’Adrien Framinet à sa mère, Papiers Alby.

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