“Ma première pièce est un taffetas glacé ou étoffe changeante pour ombrelle”

Gustave Framinet, neveu de Claude-Joseph Bonnet, fait son apprentissage chez le chef d'atelier Curtelin à Lyon en 1854. Il relate son expérience dans deux lettres à sa sœur Valérie.

Jusqu’à présent, mon travail a été assez monotone et peu intéressant ; je n’ai fait encore que m’occuper de l’entretien de la soie, et des détails de la fabrication sans monter encore sur le métier, si ce n’est à de rares intervalles où j’ai donné quelques coups de navette dans la pièce d’une des ouvrières qui sont employées à l’atelier… Mais ce n’est pas du temps perdu : tous ces détails sont fort importants et exigent une longue étude ; c’est ce qui constitue au moins la bonne moitié du travail de l’ouvrier ; le maniement de la navette et le battage s’apprennent en un jour, sauf le perfectionnement qui s’acquiert par degrés… Enfin, mon métier vient de se monter et je dois commencer aujourd’hui même à y travailler. Ma première pièce est un taffetas glacé ou étoffe changeante pour ombrelle, dont la chaîne est verte et la trame groseille. C’est une pièce de commission, elle a soixante mètres qu’il faut avoir finis avant la fin du mois.

Photographie du fabricant de soieries Gustave Framinet
Gustave Framinet, fabricant de soierie, photographié à Paris par Disdéri.

…Il faut que la pièce soit dès le commencement assez bien faite pour être reçue par les personnes qui l’ont commandée et que je ne perde pas mon temps. Je vais donc devenir complètement ouvrier, et depuis le grand matin jusqu’à la nuit. Je ne sortirai de mon métier que pour aller dîner…

Mon père a dû vous parler sans doute avec beaucoup d’avantage du caractère et de la bonne figure de mon patron. Je ne veux rien en rabattre. Au contraire je dois dire qu’il a un bon cœur, qu’il aime bien ses enfants, qu’il est parfaitement instruit dans sa partie et très à même de l’enseigner aux autres. Mais il est excessivement irritable et son humeur est parfois assez maussade. Sa femme, qui n’est pas du tout commune, est froide et même un peu sévère ; cependant elle ne laisse pas de causer presque continuellement, lorsqu’elle ne corrige pas ses deux enfants qui sont là tout autour à crier sans cesse ou à se livrer sur la soie à des excès encore plus effrayants. Puisque je passe en revue toute la maison, il me reste à parler de trois ouvrières qui travaillent pour leur compte dans l’atelier. Elles sont assez causeuses, et comme toutes les ouvrières, un peu trop intéressées.

Lyon, le 12 juillet 1854.

Cet homme est irascible, maussade fort souvent et intéressé, mais c’est là le fait de tous ceux qui sont dans sa condition, et partout ailleurs, j’aurais rencontré, je crois, ces tendances, surtout la dernière. Même je crois que beaucoup d’autres n’auraient pas pour moi certains égards que lui conserve toujours. Ses moments d’humeur se passent sans qu’il en retombe rien sur moi. J’en suis quitte pour entendre quelques sermons, quelques reproches adressés aux jeunes ouvrières, et dans lesquels se trouvent toujours quelques paroles adroites jetées à mon adresse. D’autres fois, sa colère éclate en actions violentes. Mais elle retombe sur ses enfants que j’ai la souffrance de voir maltraiter sous mes yeux ; bienheureux quand je ne suis pas la cause involontaire de ces malheureuses crises !

 … Il se passe des jours entiers sans que j’ouvre la bouche. Je suis alors comme une statue vivante au milieu d’eux… Ce ne sont que des moments d’humeur. Une fois qu’ils sont passés, je retrouve au contraire dans ce même homme le père le plus tendre, l’ouvrier le plus gai et le chanteur le plus formidable qu’il soit possible de rencontrer. Il me parle alors toujours avec beaucoup de politesse, et se montre même complaisant souvent. Ainsi, ne soyez donc plus inquiets ni les uns ni les autres à mon égard. Que ma mère surtout se garde bien, je l’en prie, de rien laisser paraître qui puisse trahir ses sentiments pour cet homme. Ce n’est pas que je le craigne : mais je dois lui savoir gré des efforts qu’il fait pour se garder un caractère égal envers moi, quand il est naturellement si bouillant… La fin de mon apprentissage approche… Il a insisté auprès du fabricant pour avoir une grande pièce, de sorte que me voilà depuis dix jours avec 130 mètres devant les yeux, à faire avant de quitter l’atelier. J’en ai au moins pour jusqu’au 10 du mois de février… Alors je lui dirai adieu, et malgré tout le désir qu’il aurait de me garder, j’irai ailleurs demander de l’ouvrage nouveau, et peut-être aussi de nouvelles entraves.

Lyon, vendredi 22 décembre 1854.

Lettres de Gustave à sa sœur Valérie Alby, Papiers Alby

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1848