J’ai lu le « prix Canut » 2025, de Sophie Divry
Fantastique histoire d’amour, roman psycho-scientifique proche du polar, navigue entre succès entre Lyon, Genève et la Provence.
Cochonaille, vin rouge et parler lyonnais : il serait tentant de réduire la truculente association de la République des Canuts à ces fondamentaux de la culture locale. La « République » en effet, véritable institution croix-roussienne, cultive un arpent de vigne dans le parc de la Cerisaie et sacrifie volontiers au mâchon, le traditionnel casse-croûte du monde de la soierie. Ce serait oublier que, sous l’impulsion de son « ministre de la culture et des soyes » Philibert Varenne, de la Maison des Canuts, et avec le soutien de la Librairie des Canuts (oui je sais ça fait beaucoup de canuts), l’association décerne chaque année son prix littéraire, le prix canut (promis c’est la dernière fois que j’emploie le mot dans cet article). Un prix qui ne se limite pas à honorer la culture locale, n’hésitant pas à célébrer des univers littéraires variés.

Fantastique histoire d’amour de Sophie Divry est donc davantage récompensé pour sa finesse dans l’analyse psychologique et sociale et son sens de la formule que pour son lien avec Lyon et sa région. Disons-le tout de suite : il ne s’agit pas d’un guide touristique Rhône-Alpes-PACA. De Lyon, surgiront essentiellement le parc de la Tête d’Or, l’Abbaye d’Ainay, les bouquinistes des quais de Saône et la ZAC de Vénissieux. La Provence est vite liquidée à travers la détestation de l’héroïne du roman pour ce pays au « ciel éternellement bleu » et à « l’odeur immonde » du savon à la lavande. Quant à Genève, ça reste Genève…
Un récit addictif
Demandons à une IA générative de présenter le « pitch » : Sophie Divry nous plonge dans un récit captivant où les destins de Maïa et Bastien s’entremêlent. Maïa, journaliste scientifique, enquête sur un cristal aux propriétés extraordinaires, tandis que Bastien, inspecteur du travail, est confronté à un accident mortel dans une usine. Leurs chemins se croisent alors qu’ils découvrent les secrets et les dangers liés à ces événements.
Pas mal. Plutôt fidèle en définitive. Et oui : le récit est captivant. Voire addictif. Sans doute à dessin car l’addiction est un thème qui traverse le livre.
J’ai lu le livre quasiment d’une traite, car au-delà du décor somme toute assez original – l’accélérateur de particule du Cern, l’inspection du travail –, les ingrédients d’un récit à suspense sont réunis : un crime, des poursuites, de l’avance donnée au lecteur, des cliffhangers, quelques fausses pistes. Et puis la trame d’une comédie romantique qui s’étire… La rencontre (prévisible) entre les protagonistes principaux se produit… à la moitié du récit !
Une « fantastique histoire d’amour » donc. Drôle de titre. Au premier abord, j’ai vu ça comme un clin d’œil aux titres « vendeurs » que la presse magazine impose à ses journalistes, telle Maïa, journaliste scientifique forcée de s’échiner à prouver à son rédacteur en chef que son article fera un bon titre.
Concupiscence
Ce livre ne propose pas à proprement parler un « récit fantastique ». Je n’ai d’ailleurs pas les connaissances suffisantes pour déterminer si un cristal aux propriétés neurotoxiques, tel qu’imaginé par Sophie Divry, aurait une chance quelconque d’exister pour de vrai. Cet objet maléfique d’un bleu pur m’a fait penser à la boîte bleue de Mulholland Drive, le film de David Lynch que je viens de revoir. Pas une « fantastique histoire d’amour » pour le coup, plutôt une fantasmatique histoire d’amour où le personnage principal, qui a développé une addiction pour une femme toxique, imagine un récit inversé dans lequel elle conjurerait la laideur du monde (hollywoodien en l’occurrence). Un monde marqué par la concupiscence. Ce mot a une place essentielle dans le roman de Sophie Divry, énoncé par un prêtre au cours d’une conversation qu’il a avec Bastien. La concupiscence, dit-il, vise à « s’accaparer », à « consommer ». « L’amitié, elle, veut le bien l’autre. Elle ne veut pas seulement s’en servir ».
C’est tout l’enjeu du livre. Les personnages sont en proie au réel utilitariste du capitalisme contemporain : la scientifique du Cern se bat contre les visées sans scrupule de l’industrie joaillère, Maïa contre les vicissitudes économiques de la presse magazine, Bastien contre le manque de moyens de l’inspection du travail et l’affaiblissement progressif des protections du monde salarié. Ce réel est très présent au fil des chapitres : on se bourre la gueule, on doit supporter des odeurs nauséabondes, on baise – ou pas. La mise en avant du désir sexuel féminin donne lieu d’ailleurs à des passages très éclairants, en vis-à-vis de la traditionnelle mise en scène du désir masculin. Et si les applis de dating rendent plus facile à Maïa de céder à la tentation de se « se servir » du corps de l’autre, l’autrice n’émet pas un quelconque jugement moral sur la chose. Toutefois, Sophie Divry revient à une sorte de fondamentaux – d’une certaine littérature, d’un certain cinéma, d’une certaine religion – en replaçant le message d’amour au centre : « le plus grand danger pour toi, c’est de ne pas aimer » se voit dire Maïa par sa meilleure amie. Quant à Bastien, le prêtre d’Ainay lui suggère : « aimez ce monde, et vous verrez que ça ira mieux ».
Lors de la présentation du livre à la maison des associations du 4e arrondissement, Sophie Divry a enjoint les « messieurs » à lire aussi des romans. J’en ai déduit que d’après elle, ce genre littéraire est davantage prisé par les femmes. Il est vrai que j’ai pour ma part assez peu lu de romans ces dernières années. Or peut-être à travers Bastien se trouve transmis un message destiné aux hommes, si souvent murés dans la croyance d’une incapacité affective. Comme le dit le prêtre invité dans le roman : « l’objet de la lutte, c’est votre cœur ». Message reçu.
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