Préface du livre par Serge Chassagne
Serge Chassagne est professeur d’histoire moderne à l’Université Lyon 2, directeur du Centre Pierre Léon d’histoire économique et sociale.
Il n’est pas tout à fait ignoré des Lyonnais pour avoir donné son nom à une rue de la Croix-Rousse – entre la rue Tabareau et la rue Philippe de Lasalle, autres lyonnais mal connus, le premier, polytechnicien créateur pédagogique de l’Ecole de la Martinière, autour de 1830, le second fabricant et dessinateur, auteur, sous Louis XV et Louis XVI, des soieries façonnées qui font alors la réputation européenne de Lyon – mais qui, en dehors du milieu de la soierie, saurait dire aujourd’hui quel personnage fut précisément Claude-Joseph Bonnet ?
Certes, on peut toujours se référer, en bibliothèque, au très érudit mais parfois approximatif Dictionnaire de Biographie française, sous la direction de Roman d’Amat, tome 6 paru en 1951, et à sa notice sur le personnage : «… industriel, créateur d’une maison de soieries à Lyon en 1810, il établit en 1835 à Jujurieux (Ain) un vaste établissement destiné à la filature de la soie et au tissage du taffetas. Il y employait jusqu’à 600 jeunes filles dont beaucoup venaient des enfants trouvés de Lyon (…). La filature vivait sur elle-même, le patron, avisé et philanthrope, ayant son bétail et ses vignes. Son établissement où la vie était sévère, a été appelé le cloître industriel. En 1870, M. Bonnet était octogénaire sic ».
Claude-Joseph Bonnet (1786-1867) incarne assurément beaucoup plus qu’un simple fabricant de soieries, même si les étoffes produites par sa maison ont eu une réputation nationale et internationale ; et c’est tout le mérite du travail exhaustif que lui consacre Henri Pansu, naguère étudiant à Lyon de Pierre Léon qui l’avait vivement encouragé à l’écrire, de nous le restituer dans sa globalité, véritable portrait en pied d’un individu et de sa famille, en leur temps, celui des révolutions (politiques, sociales, économiques).
On peut lire cet ouvrage comme la saga d’une belle réussite lyonnaise : une origine rurale, dans le Bugey proche, mais advenue dans une famille de petits notables déjà bien implantés (son père, ci-devant commissaire à terrier comme Babeuf, est maire du village de Jujurieux pendant toute la décennie révolutionnaire, preuve d’une réelle notoriété sociale) ; une instruction de type préceptoral (la Révolution a en effet désorganisé l’enseignement des collèges) par un ex-capucin libéré de ses vœux par la Révolution ; la mise en apprentissage, à quinze ans, chez un fabricant d’étoffes à Lyon, sous le Consulat, quand renaît la Grande Fabrique après les épreuves cruelles de la Révolution ; la chance d’échapper à vingt ans à la conscription impériale, sans doute par une exemption négociée avec l’appui d’un médecin ami ; la fondation, à vingt-quatre, avec la caution du père et l’argent de quelque négociant complaisant, d’une maison de soieries unies, au quartier des Terreaux, qui s’impose en une vingtaine d’années comme « l’une des plus importantes de la place » ; la décision, prise après la double révolte des canuts en 1831 et 1834 (même si elle ne l’explique qu’en partie) de construire une manufacture dans son village natal (filature, moulinage mû par une machine à vapeur, tissage), puis d’y faire tisser à domicile (après 1848, de fâcheuse mémoire pour la Fabrique) ses étoffes unies par une main d’œuvre rurale beaucoup plus docile que les canuts lyonnais ; l’élaboration conséquente d’un modèle industriel – l’usine-couvent – un internat de quelques centaines d’adolescentes, avec infirmerie et chapelle, administré par des religieuses de Saint-Joseph de Bourg, appelé à faire rapidement école dans toute la région rhônalpine, de Tarare à l’ouest (avec J.B. Martin) à Renage à l’est (avec Antoine Montessuy) et à Montboucher-sur-Javron au sud (avec Henri Lacroix) ; puis le développement à Jujurieux, sans jamais cependant cesser de faire tisser à Lyon, d’un véritable complexe usinier par assemblage de bâtiments autour du noyau initial, auxquels vinrent s’adjoindre plus tard des salles de tissage mécanique ; de nombreuses récompenses obtenues aux expositions industrielles et la Légion d’honneur pour couronner, comme il se doit, une carrière exemplaire de fabricant libre-échangiste (chevalier dès 1844, officier en 1867 juste avant sa mort) ; enfin, critère déterminant de la réussite, une fortune au décès de plus de 8 millions de francs, accumulée, soulignons-le, en une génération, même si les facteurs de cet enrichissement commercial restent toujours, pour les historiens, un mystère difficile à percer.
On peut aussi remarquer le caractère altier et autoritaire de ce padre-padrone, qui pèse à ce point sur sa descendance (l’épouse, disparue tôt, en 1831, paraît en effet n’avoir joué qu’un rôle mineur) qu’il détourne de l’entreprise son fils Victor et même, à notre avis, son gendre Joseph Cottin (qui prend prétexte de la maladie, puis de la mort de son épouse Gasparine pour se retirer précocement, en bon bourgeois rentier). Aussi à sa mort, à 81 ans, succèdent à Claude-Joseph Bonnet, comme il l’a d’ailleurs explicitement souhaité dans son testament, deux de ses petits-fils : Antoine Richard et Cyrille Cottin, alors « employés dans son commerce », qui formèrent une société avec deux autres employés de la maison. L’histoire de la société des Petits-fils de C.J. Bonnet et Cie est alors traversée par divers managers issus du monde des commis, mais dont aucun ne réussit à s’installer durablement à la direction de l’affaire. A ce titre, l’histoire que nous conte Henri Pansu illustre la force (et les limites) d’une entreprise toujours étroitement familiale, en dépit du passage à la société anonyme en 1911, et dont le nom du fondateur figure, tout comme chez les Blin d’Elbeuf, jusqu’à la fin du XXe siècle dans la raison sociale, sorte de garantie tutélaire de qualité, sinon de pérennité.
Claude-Joseph Bonnet incarne peut-être par dessus tout une figure éminemment symbolique du notable lyonnais du XIXe siècle : un catholique wébérien, tout de noir vêtu (sauf le ruban rouge qui orne le revers de son veston), assidu au travail jusqu’à son dernier souffle, administrateur quelque temps des (riches) Hospices Civils de Lyon et surtout membre de la très discrète Congrégation des Messieurs, lui qui fait graver au fronton du portail de la manufacture (ou au-dessus de la caisse, selon d’autres témoignages) la maxime évangélique chère à ces catholiques intégraux : « Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, le reste vous sera donné par surcroît ». Découvrir à la suite de l’auteur les multiples facettes de cet homme nous fait aussi mesurer la complexité des situations : s’il n’avait vécu enfant la Terreur (a-t-il vu Albitte et ses séides lors de leurs pérégrinations dans le Bugey ?), s’il n’avait eu pour beau-père un prêtre abdicataire et marié, son catholicisme eût-il été aussi militant ? Remarquons toutefois que ce catholique n’hésite pas à se plaindre vertement à l’évêque de Belley des empiètements des bonnes sœurs sur ses prérogatives patronales. Habitant pendant plus de cinquante ans la paroisse lyonnaise de Saint-Polycarpe et éphémère conseiller municipal de Lyon sous Louis-Philippe, ne reste-t-il pas finalement toute sa vie un natif de Jujurieux, un homme du terroir ? Il en a, sur ses différents portraits l’air madré, il y prend femme (même si le mariage est ensuite célébré à Lyon, l’épouse est une payse et le contrat y est rédigé), il y achète terres et château (même s’il n’y réside pas, Chenavel a ici une indéniable valeur symbolique) ; il s’y comporte en grand notable bienfaiteur, distributeur de travail et d’aumônes. En un mot, il y accomplit une partie très importante de sa destinée d’entrepreneur, et s’il n’y est pas inhumé, son buste, érigé dans la cour de l’usine en 1887, y perpétue toujours son souvenir.
Au delà du héros éponyme, qui justifie pleinement le titre du livre, nous suivons aussi, grâce à l’immense et exceptionnelle documentation réunie par l’auteur, le destin de la gens (ascendants, collatéraux et descendants) et de la domus (domestiques, commensaux, employés et ouvriers des deux sexes), tous également soumis, sauf exception, à l’autorité du chef de la maison de commerce, qui s’en sentait profondément responsable devant Dieu. Bref, une conception monarchique, voire biblique de l’entreprise et de la vie sociale, mise en pratique (et pas seulement théorisée) dans le siècle des Révolutions. Une (apparente) contradiction qui eût enchanté le regretté François Furet et qui, je l’espère, passionnera tous les lecteurs d’Henri Pansu.